FullSizeRender
Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolues ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner Cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne.

Michel Houellebecq
Lire la suite

Histoire de la violence – Edouard Louis

main

 

Edouard Louis décrit les faits. À la façon de l’art brut il n’épargne ni le lecteur ni ses personnages par des fioritures inutiles. Il dit, il livre, il raconte, il dénonce parfois. Après « En finir avec Eddy Bellegueule », un roman autobiographique en forme de réflexion de classes, il publie « Histoire de la violence ». Un livre sur le viol, sur la douleur de l’après, les questionnements, la peur, mais aussi la volonté de se reconstruire.

C’est une histoire vieille comme le monde, celle d’un instant qui dérape et bascule, un instant qui restera là, toujours, irréparable. C’est l’envie et le besoin de comprendre, en parlant, en écoutant ceux qui en parlent avec le sentiment omniprésentqu’ils ne comprennent rien. C’est par la voix de sa soeur Clara qu’Edouard entend sa propre histoire, pontuée de commentaires et d’hypothèses émis par celle qui incarne sa vie d’avant, celle qu’il a rejeté en partant à Paris.

L’auteur ne condamne pas, il cherche à comprendre, parfois même on a presque le sentiment qu’il excuse. Pourtant, avec lui-même, il fait preuve de moins de mansuétude, jugeant ses propres mots ou attitudes inadaptés, absurdes ou vides de sens. Entre la rage et le dégoût d’un côté, l’incompréhension et l’empathie de l’autre, il reste peu de place à la condamnation de son bourreau, humanisé sans cesse par l’utilisation de son prénom.

Un livre difficile, au style propre à l’auteur que l’on trouvait déjà dans son premier roman et qui alterne écriture littéraire et langage parlé. Un roman qui met parfois mal à l’aise, mais terriblement nécessaire, à l’auteur comme à ses lecteurs.


Cadres noirs – Pierre Lemaître

dupa-gratii-8

Incontestablement, Pierre Lemaître excelle dans le roman policier. Si son succès public est paradoxalement dû à son unique roman hors genre, « Au-revoir là haut », le reste de son oeuvre reflète un véritable génie dans la maîtrise du suspense et du roman noir.

« Cadres noirs » nous plonge de plein fouet dans ce que la capitalisme et le monde du travail ont de plus sombre. Alain Delambre, ancien cadre de 57 ans, au chômage depuis plusieurs années, incarne cette douleur, cette solitude face au rejet d’un système qui avait fait sa gloire avant de définitivement l’exclure. Les premiers chapitres nous immergent dans ces humiliations du quotidien, ce seniment d’exister sans but dans une société pour laquelle un chômeur de cinquante ans n’a plus aucune utilité.

Cette souffrance quotidienne pourrait enfin prendre fin avec la réception d’une réponse favorable pour un entretien dans une multinationale. Pierre Lemaître nous propose alors une vision très juste de la direction prise par le new management, favorisant les jeux de rôle et autres mises en situation. Pour tester ses capacités de RH, Alain Delambre va participer à une simulatiom de prise d’otages lors de laquelle il devra évaluer les cadres piegés. Prêt à tout pour obtenir cet emploi, il se lance alors dans une préparation intense, contre l’avis de ses proches. Mais à quelques heures de l’entretien, il apprendra que les dés sont pipés…

L’humiliation et l’injustice de trop.  C’est alors le début d’une spirale infernale dans laquelle le désespoir ne laisse plus aucune place à la sensibilité. Alain Delambre ira de plus en plus loin, jusqu’aux dernières pages du livre et à son dénouement brutal.

Critique d’une société ultra capitaliste dans laquelle l’homme est un travailleur et le travailleur un outil, « Cadres noirs » dépeint les aspects les plus sombres de l’être humain lorsque celui-ci est rejeté par le groupe. C’est un retour à l’état de nature de celui qui devient un loup solitaire, isolé de la troupe. Plus qu’un roman policier, c’est aussi un roman social dans la tradition du naturalisme que nous propose Pierre Lemaître, une réflexion sur l’abnégation de soi pour le travail confirmée par la toute dernière phrase du roman. Le tout très loin des stéréotypes et de la bipolarité salariés/patrons et porté par une histoire d’amour simple, belle, douloureuse.


Moi, Charlotte Simmons – Tom Wolfe

Charlotte-Wrap-Art

Les universités américaines et leurs excès, le culte des sportifs et la déchéance intellectuelle par l’obsession pour le sexe et la drogue… Peu d’originalité dans les sujets choisis par Tom Wolfe dans ce roman, et pourtant… Et pourtant l’auteur en fait un roman poignant, bien écrit et, derrière de nombreux traits d’humour, profond. Qu’est ce qui fait de Moi, Charlotte Simons un livre original ? Tom Wolfe. On y retrouve ce ton original, cet humour grinçant sur fond de critique sociale qu’on avait découvert dans Le bûcher des vanités. L’écriture de ce livre a été longue, et c’est presque une étude sociologique résultant d’une immersion totale dans le monde universitaire américain que nous offre l’auteur. Car c’est ainsi que procède cet ancien journaliste : l’enquête de terrain précède à l’écriture du roman. Puis il nous raconte tout : la domination du paraître pour les étudiants comme pour l’institution en elle-même, la sacro-sainte réputation, la concurrence à tous les niveaux. Lorsque Charlotte Simons débarque de sa province montagnarde à la prestigieuse Dupont University, elle est pleine de rêves, croit en l’épanouissement intellectuel et à la réussite des idées. Elle gardera quelque temps ses idéaux avant de se tourner vers ce que la vie universitaire américaine ne semble pouvoir épargner à personne. Car à l’université comme ailleurs, c’est l’image renvoyée à autrui qui domine, et celle-ci se doit d’être « cool ». Malgré les nombreux traits d’humour distillés par Tom Wolfe, c’est un message pessimiste qui ressort de ce roman : le savoir ne semble plus pouvoir se maintenir à la place qui est la sienne dans une société où le paraître et la satisfaction immédiate des besoins individuels sont devenus une priorité.


 » Qu’est-ce qu’…

 » Qu’est-ce qu’un écrivain? On ne le sait jamais vraiment. Ce sont des voix qui crient dans le vide. Des gens perdus qui prétendent nous intéresser avec leurs fictions inutiles. Des types avec des têtes fatiguées, des intellectuels qui pérorent à la terrasse des cafés ou éructent à poil dans leur cabane au fond des bois. Des frustrés incapables de rien changer à la course du monde, des mégalomanes impuissants. La France est le dernier pays qui continue de les écouter, ces êtres plaintifs. C’est une des dernières spécificités de ce vieux pays: nous prenons très au sérieux le droit de se lamenter. Finalement, il faut bénir les prix littéraires. Certes, ce cirque peut agacer, avec ses manigances et ses complots. Mais il attire l’œil sur cette race d’incompris.  » F. Beigbeder


Les garçons et Guillaume, à table ! – Guillaume Gallienne

Image

Dans une sorte de psychothérapie par le spectacle, le comédien de la Comédie Française Guillaume Gallienne avait déjà sur scène, à Paris et en province, rencontré un franc succès grâce à son originalité puisqu’il mélangeait oeuvre théâtrale et one-man-show dans un texte tragicomique très réussi. Il y réglait ses comptes avec sa famille et posait la question de l’identité sexuelle dans un texte à la fois drôle, poignant et très intime.

L’adaptation cinématographique d’une oeuvre théâtrale est toujours un pari risqué, le danger de tomber dans la pièce de théâtre filmée étant toujours présent. La question se pose donc à l’auteur de savoir comment donner un nouvel intérêt à la pièce au moment de la transposer sur grand écran. C’est là que le pari du comédien nouvellement réalisateur est brillant: il connaît ce travers et afin de l’éviter, il décide de le devancer. On se retrouve alors face à une oeuvre hybride, croisement entre le théâtre et le cinéma, où des morceaux de la pièce filmée sur scène viennent ponctuer l’oeuvre purement cinématographique. Au départ déstabilisant, ce procédé apporte finalement des qualités indéniables à ce film: il nous offre une réflexion intelligente sur la relation entre théâtre et cinéma et donne également au film une pudeur particulière. C’est finalement dans la partie réellement cinématographique que l’on rit et dans les interruptions théâtrales que l’on se laisse gagner par l’émotion.

Dans ce film, le réalisateur et acteur se raconte sur cette idée que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. Il a donc fait le choix d’interpréter plusieurs rôles dans ce film qui ne parle que de lui. C’est une oeuvre savoureusement égocentrique servie par une performance d’acteur tout à fait impressionnante qui nous est proposée ici.

Abordant des sujets universels tels que la relation à la mère, la question de la définition de la sexualité ou encore celle de la découverte d’autres cultures, ce film reste pourtant avant tout une histoire personnelle, racontée comme un exutoire du non dit familial de la jeunesse de l’auteur. Guillaume Gallienne semble se faire beaucoup de bien tout en nous offrant un très beau moment de cinéma.


Journal d’un corps – Daniel Pennac

dessin-couv-02

En 2012, les éditions Gallimard publiaient “Journal d’un corps” de Daniel Pennac, un livre à la fois superbement écrit et complètement novateur, certainement le plus aboutit de cet auteur. Le sujet peut paraître surprenant et l’idée périlleuse : Daniel Pennac se lance dans une entreprise littéraire qui consiste à raconter, sur le mode d’un journal intime, la vie d’un homme uniquement à travers les changements, les évolutions, les ressentis de son corps, totalement dissocié de son esprit et des événements de sa vie. Ce n’est d’ailleurs pas tant finalement la vie d’un homme dont on parle, que celle d’un ensemble de muscles, d’os, d’artères et d’organes.

Ce livre est une entreprise complexe qui pour être réussie devait aller jusqu’au bout de ce que le corps humain renferme en tabous et en intimité. Daniel Pennac évoque des choses qu’on en mentionne pas en société, parle avec crudité de la maladie, des ravages de la vieillesse, des odeurs corporelles, de la douleur, mais aussi du plaisir, des sensations en général. Parfois dérangeant, il laisse finalement après la lecture l’impression d’un livre intime, dont le personnage central est un savoureux mélange de nous tous. En filigrane de l’histoire de ce corps, se dessine tout en finesse l’histoire d’un homme du XXème siècle, avec ses combats (souvent nobles) qui restent cependant relégués au second plan, l’auteur n’oubliant jamais l’objectif premier de son entreprise. Certains critiques ont deviné derrière ce personnage la vie de Stéphane Hessel, sans que cela ne soit jamais confirmé ou infirmé par l’auteur. Et au fond peu importe. Peu importe qui se cache derrière ce personnage, ce qu’il a accomplit ou non dans la vie, car, comme nous tous, il n’est avant tout qu’un corps, souvent moche, malodorant et trivial, parfois incontrôlable. En ce sens, ce livre ne parle jamais d’amour mais de la sexualité dans toute sa force puis sa faiblesse l´âge avançant ; il ne parle pas non plus des tracas existentiels de l’adolescence mais du nez et des pieds qui grandissent trop vite ; il ne parle surtout pas de la peur de mourir mais de l’arthrose et des rides. Le narrateur nous raconte “l’observation de mon propre corps parce qu’il m’est intimement étranger”, évoquant aussi bien les “trois façons de pisser chez un garçon” que “le plaisir du curage de narine associé à celui de la lecture”. Le roman commence dès le premier souvenir du narrateur, un souvenir marqué par l’incapacité à garder le contrôle de son corps, jusqu’à la fin, au dernier moment, évoquant ainsi la dégradation de cette enveloppe qu’est notre corps, les douleurs et les angoisses qu’elle nous inflige. “Certains changements de notre corps me font penser à ces rues qu’on arpente depuis des années. Un jour, un commerce ferme, l’enseigne a disparu, le local est vide…”.

Tout cela est raconté par Daniel Pennac avec un style incroyablement fin, une écriture qui s’apparente parfois à de la poésie en prose pour nous conter, ici avec humour, là avec émoi, cette histoire charnelle.

(nouvelle édition en 2013 – dessins de Manu Larcenet)


 » La véritable culture, celle qui est utile, est toujours une synthèse entre le savoir accumulé et l’inlassable observation de la vie »

 F. Alberoni

Battle_of_britain_air_observer

Lire la suite